Une biographie de mauvais goût

Une biographie de mauvais goût

Feutre sur papier, 60 x 80 cm

Depuis que nous avons quitté le confort des cavernes et la protection du couvert forestier, nos activités se sont profondément modifiées. Nos sociétés se réorganisent sans cesse et il faut constamment acquérir de nouveaux savoir-faire et développer de nouvelles compétences. Dans notre monde, le travail est devenu la valeur essentielle. Il aurait un rôle fédérateur et serait un outil de développement personnel et de considération de soi. Nous oublions l’ergophobie d’Aristote selon lequel «les travaux rémunérés absorbent et amoindrissent l’esprit». A notre époque, un monde sans travail serait le monde de l’inespérance et de la désillusion et puisque le travail nous libère, j’avais décidé dans mes jeunes années de m’intégrer dans la société en tant que sujet travaillant. Mon intention était de choisir une activité à la rémunération attrayante et qui devait me laisser beaucoup de liberté. Avec mon apparence soignée, j’espérai décrocher un emploi de représentant, une activité qui me semblait bien plus rémunératrice et remarquable que celles que j’avais également exercées dans cette période de ma vie. J’avais réussi à être embauché par une entreprise de ma région en qualité de VRP exclusif avec une sécurité salariale, c’est à dire un fixe plus des primes. L’entreprise me demandait de prospecter les magasins de sport et leurs centrales d’achat ainsi que les structures sportives. Elle fabriquait des patinettes de ski en plastique pour enfant. Ces mini-skis permettaient aux tout-petits de découvrir les premières sensations de glisse sur la neige. Cette entreprise alsacienne fabriquait aussi des housses de raquette de tennis et de ping-pong personnalisables et de qualité mais le gros des ventes était essentiellement le sac de sport personnalisé, formidable cadeau publicitaire, original et dynamique. J’étais un commercial de terrain et je sillonnais la France tout au long de l’année au volant de ma voiture de société, une Renault 12 break. J’aimais mon métier, j’aimais présenter nos collections, argumenter et convaincre. J’avais une ambition forte pour mon entreprise mais la conjoncture était mauvaise et j’éprouvais de grosses difficultés à vendre nos produits. Quelques années après mon embauche, je n’étais plus qu’un individu isolé, déprimé et mes voyages aux itinéraires hasardeux et vides ne menaient plus à rien. Georges Bernanos était agent d’assurance et le soir il écrivait dans les hôtels. Peut-être trouvait-il ainsi de la consolation mais j’étais le contraire d’un pèlerin mystique parce que le mystique est inséparable d’un vaste esprit et moi je pensais uniquement à mon chiffre d’affaires. Les rapports avec les clients devenaient compliqués. Sans parler de nos concurrents traditionnels, nous devions faire face à la nouvelle concurrence asiatique, une concurrence sans précédent. Il fallait réagir par rapport à cette situation. Mon entreprise avait favorisé la création de produits nouveaux en misant sur la fantaisie mais nos coûts de fabrication restaient trop élevés. Nous vivons dans un système économique ou le marché dicte sa loi. Il n’est pas question de qualité mais de prix. Notre entreprise faisait face à un marché en pleine transformation et les tigres asiatiques avec leur économie extravertie étaient impossibles à concurrencer. L’occident perdait tous ses savoir-faire et allait devenir un dépôt-vente de marchandises venues d’Asie. Je me souviens d’une journée vraiment décevante, je n’avais pas réussi à passer une seule commande et je m’étais égaré. Je roulais à vive allure sur une route interminable à la recherche d’un hôtel pour passer la nuit. La route était encadrée par d’immenses champs de blés qui frissonnaient comme les flots d’une mer houleuse et inquiète. On sentait qu’un petit orage se préparait mais la route brillait encore au soleil. Je dépassais toutes les voitures la main sur le klaxon tout en marmonnant des paroles obscènes à l’égard de mes concurrents asiatiques. Le caractère dramatique de la situation me révoltait. Je savais déjà que notre entreprise était proche de l’état de cessation des paiements. Depuis des mois, la pression était quotidienne et j’étais loin de mes objectifs de vente et des chiffres à atteindre. Notre trésorerie était dans une mauvaise situation et j’imaginais sans déplaisir des projets de destructions et de bombardements sur les entreprises de l’Empire  Céleste et de la Nouvelle Asie. Les hommes veulent échapper au danger de la misère alors on crée un système de vie qui provoque la haine des autres et nos souffrances se situent dans ce drame. J’étais extrêmement nerveux et je roulais de plus en plus vite. Au loin, l’orage grondait doucement. Je parcourais ainsi des kilomètres mais à proximité d’un carrefour sur le côté gauche de la route, j’aperçus enfin le signalement d’un hôtel. Il était situé à l’arrière d’une aire de stationnement remplie de bus. Ce n’était pas un petit hôtel de charme, il ressemblait davantage à un hôpital moderne mais l’enseigne annonçait qu’il disposait d’un vaste restaurant et d’un bar élégant. Dans l’intérêt de l’entreprise, je limitais les dépenses et visiblement l’hôtel pouvait être un peu cher mais j’étais en quête de compensation et j’avais envie de passer une bonne soirée. A la réception, une jeune femme séduisante s’était précipitée au-devant de moi et m’avait proposé la dernière chambre disponible située au rez-de-chaussée de l’établissement. Elle m’annonçait aussi qu’il était trop tard pour dîner et de toute façon le restaurant était complet. J’acceptais tout de même la chambre et je me suis aussitôt dirigé vers le bar de l’hôtel. Je commandais un “Dry martini” avec un maximum de glaçons et une grande assiette de cacahuètes en guise de repas du soir. Je pensais à la baisse significative de mon chiffre d’affaires et Sisyphe était malheureux. Fatigué de pousser sans profit le lourd rocher, il se retrouvait seul avec une unique préoccupation dont son esprit ne pouvait se détacher. En France nous avions déjà une croissance anémique et face à la concurrence asiatique nous aurions dû protéger notre industrie nationale par des forteresses de protections tarifaires. L’État n’est jamais à la hauteur mais faisons-nous les bons choix politiques ? Je repris un “Dry martini” avec un maximum de gin et je terminais les cacahuètes. Un employé de l’établissement avait entrouvert la baie vitrée devant laquelle j’étais installé et je sentais le grand souffle de l’orage qui se préparait. J’étais plongé dans mes pensées lorsque la jeune femme de la réception s’approcha de moi d’un pas rapide. Elle semblait craindre le tonnerre et la foudre mais elle me parlait de façon attentionnée et elle me demanda si tout allait bien. C’était le genre de fille dont l’affabilité pourrait vous convaincre qu’elle partage vos convictions intimes et je lui expliquais que mes affaires devenaient difficiles à cause d’une concurrence clairement identifiée et malgré mes efforts la situation n’allait pas s’améliorer. Il y avait sans doute aucun intérêt pour cette employée d’entendre les réflexions d’un client de passage et je me sentais encore davantage détruit et perdu. Je recommandais un “Dry martini”. Je voulais voir éclater l’orage tout en me complaisant dans mes amères pensées J’allumais une cigarette. En soirée, je fumais uniquement des Dunhill. Le fabriquant utilisait du tabac de bonne qualité et le soir j’avais besoin de décompresser. La musique du bar de l’hôtel était généreusement diffusée et elle contribuait à créer une ambiance que j’arrivais tout de même à apprécier. J’entendais passer “Baby Jane” de Rod Stewart. J’adorais cette chanson et la sonorisation était parfaite. La musique britannique était celle qui s’exportait le mieux. La conception de l’économie était différente au Royaume-Uni. En France, il était difficile de rester optimiste. Sans retournement conjoncturel nous allions à la récession et la crise allait accélérer la montée en puissance de l’Asie. Je me suis renfoncé dans mon fauteuil et j’allumais une autre cigarette. La salle du restaurant semblait située à l’arrière du bar et le dîner devait être terminé parce que j’entendais les clients qui se levaient bruyamment. Soudain une grosse masse sombre et resserrée dégorgea vers le bar. Dans un bruit de mouches et en quelques secondes une centaine d’asiatiques en costume cravate avaient occupé tout l’espace et une incontrôlable fureur s’était emparée de moi. J’attendais l’orage et voilà cette race qui détruisait notre propre bonheur. Ces gens m’inspiraient un immense dégoût. J’aurai pu hurler et me déchaîner mais en gémissant comme un martyr, je me suis levé précipitamment pour filer et m’enfermer dans ma chambre. Je me sentais désespéré et avili. C’était une sorte de mort horrible, j’étais rongé par le vide et ces misérables petites créatures qui ruinaient ma vie avaient franchi les océans pour m’accabler et dévorer jusqu’à mon âme. Je me suis mis torse nu devant le miroir du lavabo de ma salle de bains. Je dégageais une forte odeur d’aisselles et mon visage montrait les symptômes inquiétants d’un avilissement spectaculaire mais je ne pouvais supporter de ne pas agir. Jamais je n’avais pensé avec tant de force et l’affront allait me contraindre à la révolte. Je portais à l’époque une moustache foisonnante. La moustache était appréciée à la fin des années soixante-dix mais je portais la moustache pour me vieillir un peu parce que j’avais gardé un visage d’adolescent ou même de jeune fille. J’entrepris d’en prélever les extrémités. Toute ma haine s’était concentrée dans cette rapide résolution et les allemands auraient qualifié ma nouvelle touffe de poils de «Rotzbremse» c’est à dire de frein à morve. Ensuite, d’un geste splendide j’achevais ma métamorphose. Je plaçais légèrement de biais mes cheveux gras et je recréais ainsi soigneusement la fameuse mèche de l’idéologue autrichien postérisé. J’entendais l’orage qui éclatait dans notre ciel et j’allais sans doute vivre l’expérience la plus exaltante de ma vie. J’ai toujours su créer une véritable positivité de l’échec et j’étais pleinement convaincu que mes capacités théâtrales et mes grimaces virtuoses allaient me permettre de chasser ces foutus jaunes et sauver des millions d’emplois. L’animosité envers les asiatiques semble tolérable et ce racisme que rien ou personne n’a jamais déshonoré ne suscite guère l’indignation. Ainsi, totalement décomplexé, je me suis rué sur ces légions démoniaques qui avaient envahi le bar de l’hôtel et j’ai été accueilli…par un immense éclat de rire !

C’était le petit matin et il pleuvait dans une lumière trouble. Je roulais vite sur la surface lisse et mouillée de l’autoroute. J’étais à la hauteur de Bourgoin-Jallieu. Les lendemains de cuite sont pénibles mais j’avais réussi à me lever plus tôt. En pensant limiter la gueule de bois, j’avais pris une grande quantité de café très fort avant de prendre la route. C’était une sacrée soirée, drôle et conviviale. En fait, les chinois sont sympathiques. Ils ont un grand sens de l’humour et ils ne faut pas les craindre parce qu’ils sont petits et doux. On avait passé la soirée à nous tordre de rire et à vider le bar de l’hôtel. La seule chose qu’on peut leur reprocher c’est qu’il ne tiennent pas l’alcool et la plupart avaient fini la tête dans les toilettes. J’avais rendez-vous au milieu de la matinée dans les environs de Grenoble avec un spécialiste des sports d’hiver, le responsable d’une grosse entreprise familiale de vente et de location de skis qui possédait plusieurs magasins situés au pied des pistes. Je voulais lui proposer la fabrication de housses pour ski avec marquage publicitaire. C’était dans nos compétences. Il est indispensable d’avoir une bonne housse pour protéger ses skis et les transporter facilement. La housse avec sa fonction publicitaire pouvait avoir un effet important dans la stratégie marketing de l’entreprise. Il m’avait écouté de manière attentive et semblait intéressé par mes propositions mais il m’a fait comprendre que pour des raisons budgétaires il n’allait pas donner suite à notre affaire. Dans l’après-midi, je reprenais  la route dans l’autre sens parce que j’avais rendez-vous à Lyon avec un gros soldeur dont le rôle aurait consisté à racheter tous nos invendus pour les forains.

Au début des années quatre-vingt, le rythme des défaillances d’entreprises était élevé. Celle qui m’employait avait annoncé un nouveau plan de licenciement. J’ai été licencié économique et j’avais droit aux allocations chômage. Débarrassé des travaux rémunérés qui amoindrissent l’esprit, j’ai commencé à dessiner pour décorer mon appartement et puis je me suis intéressé à la peinture contemporaine. Un jour, j’ai découvert les œuvres de Yue Minjun, un artiste chinois qui aura peint toute sa vie d’irrésistibles fous rires, des groupes d’asiatiques, tous identiques avec des visages hilares. C’est drôle et flippant. Le rire est comme le nazisme, une sorte de folie collective et contagieuse mais l’un peut chasser l’autre.