Un conte

Un conte

Acrylique et pastel sur carton, 120 x 80 cm

   À la mort de ses parents, la petite Émilie fut élevée par Madeleine, la servante de la ferme, une vieille fille qui était entrée au service de la famille. Les parents avaient été dévorés par un ours mais ils laissèrent à leur malheureuse enfant la modeste ferme recouverte de vigne vierge et de lilas blancs avec quelques arpents de terre labourable ainsi qu’un poulailler installé dans un jardin entouré d’un vieux mur. La fillette cherchait l’eau du puits et piochait dur dans les champs. Elle besognait toute nue, même de l’automne au printemps et dormait dans la réserve de bois avec les araignées et leurs tissages de soie. Madeleine était sévère et Émilie pleurait tous les jours. Son seul bonheur était de jouer d’une flûte offerte par ses parents au dernier Noël passé ensemble. Tous les dimanches après-midi, elle jouait de son instrument sur la place de l’église du village voisin. Elle avait composé un air étrange et merveilleux qui attirait les villageois. Ils quittaient le seuil de leurs maisons à pans de bois pour l’écouter et admirer Émilie dans sa jolie nudité. Elle utilisait sa flûte de façon si extraordinaire qu’elle provoquait une euphorie surnaturelle. Les gens pleuraient de joie. L’eau cessait de couler de la bouche de l’ange sculpté de la fontaine et les girouettes évitaient de grincer. Madeleine était jalouse du prestige d’Émilie et elle se cachait dans le poulailler pour pleurer de rage. Un jour d’hiver et de neige, alors qu’Émilie portait l’eau du puits, Madeleine s’approcha d’elle. La vieille fille secouait une poignée de ronces gelées pleines d’épines et elle criait :

  — Émilie, j’ai encore surpris des voleurs de poules qui viennent du village voisin. Ils se sont enfuis comme des rats. Aujourd’hui, ils volent nos poules et demain ils vont nous prendre notre petite ferme recouverte de vigne vierge, de lilas blanc et nos quelques arpents de terre labourable.

  Pour la première fois, Madeleine prenait Émilie dans ses bras. Elle l’embrassa sur le front et la câlina avec un sourire enjôleur en lui murmurant :

  — Ma chère enfant, il faut que tu attires ces fripouilles qui profitent de nos malheurs. Joue ta mélodie ensorcelante et de la place de l’église en contournant les remparts du village, entraîne ces brigands sur le chemin qui mène à la rivière. Ils vont te suivre avec ta musique et ta jolie nudité jusque dans l’eau où ils vont se noyer puisqu’aucun d’eux ne sait nager.

  Madeleine ajouta en se grattant les seins :

  — Pour te remercier, jolie demoiselle, je t’offrirai la plus belle robe du pays parce qu’ils nous ont tellement volé que nous n’avons plus rien à nous mettre sur le dos.

  Émilie n’avait pas appris à désobéir et le soir dans le vent glacé et le ciel étoilé, une colonne de femmes, d’hommes et d’enfants éclairés d’une lanterne, suivaient la petite musicienne jusque dans la rivière où ils se noyèrent, emportés par un fort courant. Heureusement, Émilie fut sauvée par sa flûte qu’elle tenait serrée dans sa main et qui était restée bloquée entre un gros caillou et la racine d’un vieux saule planté au bord de l’eau. Elle était parvenue à regagner la rive mais son corps bleuissait et elle tremblait de froid. Toute ruisselante et nue dans la nuit, elle traversa une énorme étendue de champs recouverts de neige puis elle retrouva le chemin de la ferme qui était taché par les ombres effrayantes des platanes qui le bordaient.

  Émilie cogna contre la vieille porte en chêne mais elle était verrouillée et personne ne répondait. La petite fille posa alors son front contre le carreau glacé de la fenêtre qui renvoyait des lueurs d’éclats dorés. À travers une auréole de buée et de givre, elle aperçu Madeleine éclairée par les flammes d’un grand feu. Dans la cheminée grillaient des poules. L’or des villageois était éparpillé sur le sol. La vieille fille, nue et ivre, dansait devant un ours qui se léchait les babines et qui était devenu son amant. Émilie pleurait des larmes de glace qui ruisselaient sur ses joues bleues.