Secret de famille.
Acrylique et pastel sur carton, 80 x 60 cm
La gracieuse Marceline souleva sa jolie robe de fillette et cacha le lapereau dans sa culotte (un jardin exquis) puis elle quitta précipitamment l’animalerie. Le petit lapin pensait être retourné dans les chaudes ténèbres du ventre de sa mère mais un peu plus tard, il avait rejoint la vaste chambre de Marceline au dernier étage d’une vieille demeure dont la façade de pierre était ornée de briques noires. Il fut ensuite déposé au milieu d’une parure de lit fantaisie qui représentait des cœurs sombres accrochés à un arbre. Marceline s’agenouilla devant l’animal en lui couvrant ses longues oreilles de baisers et elle lui chuchota :
— Personne, tu m’entends, personne ici ne doit savoir que tu es là !
Puis elle ajouta :
— Et surtout pas mes parents ou Sonia, notre employée de maison, PARCE QU’ILS DÉTESTENT LES ANIMAUX VIVANTS ! Je t’appellerai SECRET, mon beau et doux lapereau et tu seras mon secret bien gardé !
C’est ainsi que Secret passa une partie de son existence dissimulé sous l’armoire à vêtement de Marceline mais dans la douceur obscure de la nuit, ils étaient comme deux amoureux et Marceline pressait Secret contre son cœur.
Le père de Marceline devait décéder quelques mois plus tard et de façon tragique. L’homme était un écrivain raté mais un grand chasseur et collectionneur de papillons. Son immense filet à papillons en main, il fut éventré dans une prairie par une vache agacée. Le lépidoptériste laissait une impressionnante décoration murale de boîtes entomologiques. Les papillons étaient classés par famille et par espèce. Marceline avait assisté à l’agonie des papillons tués avec de l’éther. Elle les avait regardés battre faiblement leurs belles ailes translucides avant de mourir et d’être embrochés puis classés pour rejoindre le monstrueux étalage.
La mère était une femme désœuvrée qui ressemblait à une poétesse russe avec son nez busqué, sa pâleur et sa frange de cheveux noirs colorés. Elle était ivre tous les jours. Depuis la mort de son mari, elle passait la journée à boire dans le salon vêtue d’un frêle peignoir de soie. Elle recevait parfois la visite d’un homme aux cheveux roux qu’elle accueillait avec des yeux dilatés dans une sorte de séduction théâtrale et pathétique. Toujours agitée, la veuve vivait comme un être en sursis, un verre à la main et pieds nus sur les grandes dalles froides du salon, au milieu des boîtes de papillons morts. La mère se plaignait de ses malheurs et de l’indifférence de sa fille mais Marceline avait appris à se taire. Elle attendait la nuit pour retrouver son lapin et leur nuit était un enchantement dans un grand silence. Secret livrait à Marceline son ventre infiniment doux qu’elle caressait avec son visage ou ses lèvres et les deux êtres accouplaient leurs respirations profondes dans une alliance indissoluble. Marceline aimait ces nuits. La tendresse et le mystère de l’animal étaient passés dans son propre cœur. Une nuit, peut être plus épaissement sombre que les autres, Marceline entendit le bruit d’un verre qui se brisait puis il y eut un cri bref et intense. Elle déposa Secret dans sa cachette sous l’armoire à vêtement et elle quitta silencieusement la chambre en se frottant ses paupières soyeuses. Elle allongea son petit pied nu sur la première marche de l’escalier monumental qui reliait l’étage et en se penchant un peu, par le jeu des vastes miroirs accrochés dans le vestibule, Marceline aperçu un grand corps dénudé. Sa mère dépouillée de son peignoir était allongée sur les dalles du salon. La veuve se pétrissait la poitrine et semblait follement abandonnée à l’homme roux qui s’enfonçait violemment en elle. Des gloussements tordaient sa gorge, elle avait relevé ses jambes maigres et les longs doigts de ses pieds s’écartaient comme un éventail. Au bout d’un moment, l’homme se retira d’elle et entre les cuisses blanches de sa mère, Marceline aperçu un vaste espace noir formé de gros poils mouillés. Marceline baissa la tête et à petits pas, sans se retourner, se glissa dans sa chambre. Elle se pelotonna contre Secret et l’embrassa sur la bouche en lui souhaitant une belle nuit puis elle ferma les yeux. Cette nuit là, Marceline rêva d’un nageur qui apparaissait tout d’abord comme un point presque imperceptible dans une mer froide au bord d’un rivage et dans une région qu’elle ne connaissait pas. Il y avait du vent mais la mer était lisse et lourde comme du plomb. Une seule vague au milieu de la mer semblait porter le nageur vers le rivage mais il disparaissait parfois derrière une pente d’écume et il ne restait plus que l’eau grise avec un ciel incroyablement blanc. Marceline restait debout sur le sable froid. Elle arrivait à l’âge des rêves sévères et elle appelait le nageur mais sa langue était une épée gelée. Sa voix se déchirait et le rêve s’effaçait comme derrière une vitre. Le même rêve était revenu la nuit suivante. Cette fois Marceline restait allongée dans le sable et la vague grise avait disparu. Le nageur sortait de l’eau. Il était crêpelé d’écumes blanches avec des cheveux tressés de fleurs marines. Il était beau. Marceline respirait dans l’extase. Il y avait un grand désir de son propre corps pour une tendresse et des mouvements de chairs mais le nageur regardait l’enfant en secouant la tête et le rêve s’effaça à nouveau.
Le jour suivant allait être un jour terrifiant. Marceline rentrait de l’école et elle était trempée de pluie et étourdie par le vent. Elle voulait se précipiter directement dans la cuisine par la porte vitrée à l’arrière de la maison. Sa petite main fraîche était déjà posée sur la poignée lorsqu’elle aperçu Sonia à travers les carreaux. L’employée de maison s’affairait avec un grand couteau au-dessus d’une table en fer où reposait le cadavre rose d’un animal. Au pied de la table, une bassine était remplie d’un liquide opaque où surnageait un chapelet brillant de viscères et de boyaux. Ce fut la mère de Marceline qui ouvrit brutalement la porte. Elle agitait avec sa main un paquet de poils noirs et elle hurlait :
— Cachotière, petite salope ! Ah, tu n’auras qu’une croûte de pain pour tout repas ce soir et moi je me régalerai !
Marceline gémit faiblement et sa mère lui flanqua la dépouille de Secret à la figure.
Le soir de ce même jour, Marceline s’était assise avec la fourrure de son lapin posée sur ses genoux sur la plus haute marche de l’escalier de la maison. Elle assistait discrètement au sombre dîner qui venait de commencer. L’homme roux avait été invité. Il essuyait ses lèvres roses avec une serviette en tissu et il était dévoré des yeux par la mère de Marceline qui tenait entre ses doigts le pied d’un verre en cristal rempli de vin. La veuve affichait ses vieux seins couchés comme deux huîtres dans une cloyère de dentelles. Sonia assurait le service et la bonne avait dénoué son chignon. Le lapin nappé d’une sauce savoureuse et parfumée était servi avec une purée de pomme de terre qui ressemblait à une île jaune recluse dans son plat en argent. A l’instant où Sonia servait le fromage, l ‘homme étendit ses mains. L’une caressait les seins de la veuve et l’autre était posée sur les fesses de la bonne. Il imposait une émotion nouvelle et des milliers de papillons, comme des brigades de momies desséchées, en étaient les spectateurs silencieux. C’est au moment où Sonia présentait une sorte de gros savarin rempli de crème pâtissière et garni de fruits confits, que l’homme lui enleva sa culotte. La mère de Marceline avait déjà retiré sa robe de dentelles. Ses yeux étincelaient et elle aussi, avait préparé un désert. C’était une version avec une forme assez curieuse de gâteau au chocolat et à la cerise constitué de génoise très fortement imbibée de kirsch et recouvert de crème chantilly. L’homme roux caressait les deux femmes et la veuve lui embrassait ses mains roses puis tous trois décidèrent de prendre le champagne au salon. Ensuite une étrange folie s’empara d’eux. Le double désir de l’homme allait unifier de façon originale les rapports sociaux en déplaçant ponctuellement les lignes hiérarchiques.
Pendant ce temps, Marceline était descendue doucement par le grand escalier. Elle traversa le vestibule sur la pointe des pieds et se dirigea vers l’entrée de la cave de la maison. La cave avait une odeur de brouillard humide. Marceline ne savait plus très bien où son père avait caché ce qu’elle espérait trouver. Elle enjambait des boîtes de papillons et des cartons remplis de papiers puis elle reconnu le meuble qui contenait ce qu’elle cherchait. Il était simplement fermé par un loquet qu’elle souleva sans difficultés avec son petit doigt. Le pistolet était recouvert d’un linge et elle le chargea de trois cartouches. En remontant l’escalier de la cave, Marceline coupa le disjoncteur. Elle ne craignait pas les ténèbres et au salon seule la peau rose et blanche de l’homme maintenait une faible lumière mais le trio ne semblait pas non plus incommodé par l’obscurité. Des frissons de plaisir les secouaient. Ils se léchaient avec ardeur et formaient intimement, de bouche à sexe, un grotesque chapelet qui dégageait une forte odeur. Le premier coup était parti et la balle se logea dans la nuque du rouquin. Sonia poussa un cri de terreur et elle prit une balle en pleine poitrine. La mère fascinée, regardait sa fille de ses yeux vitreux et cerclés de noir. Elle hurla :
— Que fais-tu, petite salope ?
Marceline visa soigneusement sa mère entre les deux yeux et la veuve s’écroula sur le sol. Marceline se sentait dans un état singulier et merveilleux.
Elle s’était éloignée. Marceline voulait éviter de longer la route nationale. Elle parcourait les champs et elle s’était retournée pour observer l’incendie en serrant fortement la fourrure de son lapin contre elle. Le feu avait pris rapidement. Marceline avait recouvert les corps avec tous les produits inflammables qu’elle avait pu trouver dans la maison. Elle avait aussi ouvert toutes les fenêtres de la bâtisse pour faire entrer le vent et favoriser l’embrasement. Les flammes jaillissaient de chaque fenêtre et se déchiraient entre elles en remontant sur la façade. Au dessus, une fumée blanche s’élevait et se répandait sur le toit comme une épaisse litière de plumes puis tout l’espace fut recouvert brutalement par des milliers de papillons noirs. Ils tourbillonnaient dans le ciel et ils semblaient se livrer une lutte terrible. Ils étaient féroces comme la mort et ils poussaient des cris d’enfants qui auraient été arrachés à des brûlures de flammes. Ils disparurent et la tristesse gagna le cœur de Marceline. Dans la vie, il y a si peu de bonheur, pensait-elle.
Marceline avait suivi son instinct sans savoir où le train la menait. Il franchissait les gares à toute vitesse. Elle avait coincé la fourrure de son lapin entre sa joue et la vitre froide qui renvoyait des vibrations incommodes et continues. Elle voulait dormir. La nuit avait transformé la vitre en miroir et elle regardait le reflet des grosses mains serrées de l’homme qui s’était assis sur la place vide à côté d’elle. Elle ferma les yeux. Le train crevait la nuit et faisait défiler toute une humanité invisible de gens et d’animaux derrière des cassures de lumière et des giclées crépitantes de gouttes de pluie.
Marceline quitta la vieille gare et elle suivi un chemin qui longeait des petits pavillons et des jardins. Elle avait de la fièvre. Le ciel était devenu si clair et le chemin plongeait vers la mer dans une étrange lumière. Marceline était descendue sur la plage par un escalier en bois et elle faisait glisser sa main sur une rampe peinte en rouge. Elle avait enlevé ses souliers et ses pieds s’enfonçaient dans le sable. Il y avait du vent mais la mer était lisse et lourde comme du plomb. Un nageur apparaissait comme un point si minuscule d’être si loin dans la mer grise. Le ciel était un décor incroyablement blanc et sans rature. Marceline s’était déshabillée lentement et s’était allongée à la limite du rivage. Elle avait couvert une partie de son corps avec la fourrure noire et elle attendait.