Ornella

Ornella

Acrylique sur panneau bois, 90 x 160 cm

On rêve de Venise comme on rêve d’un rendez-vous amoureux et j’ai rendez-vous à Venise avec Ornella. C’est une histoire d’amour avec une sirène. Elle doit arriver par la lagune mais Ornella ne vient pas. C’est un mois d’août effrayant de chaleur. Venise est devenu un corps enflammé avec ses canaux de sang sous le ciel vide et le soleil terrifiant. Je me suis installé place Saint-Marc à l’ombre de la colonne du grand lion ailé. J’angoisse d’avoir peut-être loupé l’amour de ma vie mais au bout d’un mois, ma patience est toute brûlée et j’ai jeté mon trente-et-unième bouquet de fleurs au pied de la colonne du monstre de bronze…
— ORNELLA ! ! !
— CIAAAO ! ! ! …
— ORNELLA ! … Enfin !
Depuis la lagune, Ornella est suivie d’une troupe charivarique et désordonnée d’admirateurs. Elle est belle, vive et joyeuse et elle marche sur la pointe de ses nageoires avec des mouvements extraordinaires. Ornella est très occupée à dire au revoir et à embrasser tout le monde. Je l’ai entraînée au frais dans une sorte de chapelle à l’humidité souterraine. Ses baisers avec sa respiration d’eau salée sont une merveille. J’aime ses yeux clairs et ses caresses d’étoiles de mer. Nous nous sommes accouplés dans le mystère du mouvement secret de l’homme et de la sirène.

— Jean ! … Jean, vous reprenez un peu de poisson ?
— Merci, mais je n’ai plus faim.
Maria a pris ma main et la fait glisser contre la sienne. Je passe la soirée avec une vieille fille. La table est encore chargée des spécialités de la Vénétie dont elle est originaire. Au cours du repas, Maria s’est laissée aller à un rot qui m’a écœuré. Elle me propose de m’allonger sur le divan pendant qu’elle prépare le dessert.

En riant, nous donnons des ordres contradictoires au gondolier. Ornella, naturellement, laisse dépasser une partie de son corps dans l’eau du canal. Je retrouve ses lèvres et je suis envahi d’adoration. Ornella me tend sa bouche.

— Jean ! … Voici le dessert et nous restons au salon !
Après des études de lettres modernes, Maria a fait toute sa carrière dans l’enseignement supérieur. Le divan avec son odeur de cuir procure une sensation agréable. Maria est une petite femme satisfaite avec une chair triste et sèche.
— Je les ai arrosés au rhum, je n’avais plus de liqueur de limoncello.
Elle tient une grande assiette contenant deux babas au rhum qu’elle pose sur une table en verre puis elle s’assoit à côté de moi dans un lent mouvement insupportable.

Les hublots brillent comme des torches. La mer n’est qu’un sombre et bouillonnant marécage autour du paquebot qui fait un bruit énorme. Nous sommes les derniers passagers à embarquer. Un bel uniforme et des galons s’agitent sur la passerelle :
— ECCOLI FINALMENTE LA SIRENA ED IL POETA ! ! ! …
Une escouade internationale de matelots nous aide à monter à bord. Ornella rit aux éclats :
— Ils ne sont pas tous beaux mais il y en a un qui est magnifique, le plus noir !
Ornella pose sa bouche sur la mienne. Elle aime être portée et palpée. Elle a une odeur de femme et de poisson. Dans la moiteur de notre cabine, nous nous sommes encore embrassés. J’aime la courbe bercée de ses fesses et Ornella me caresse avec ses mains fraîches.

Maria avait fait une thèse sur Buzzati et elle aime l’homme autant que l’œuvre. Maria me fait penser à la fuite féroce du temps. Elle a repris ma main et elle la serre dans la sienne.

La journée d’escale à Corfou est une belle errance dans l’île puis Ornella est restée longtemps immergée dans le bassin de marbre blanc d’une fontaine. Elle s’est ensuite amusée à m’éclabousser en riant. Dans deux jours, nous serrons à Palerme.

Maria est une femme sans fesses. Elle passe sa main dans les mèches grises de ses cheveux.

Ornella me fait un gros clin d’œil. Notre système d’accouplement doit rester secret.

Je regarde les babas au rhum et je crains que Maria me dévoile sa poitrine. Les babas sont garnis de crème chantilly et Maria m’explique qu’elle les a faits à partir d’une pâte levée.

Le paquebot est arrivé à Palerme au lever du jour. Il pleut. Ornella est maussade et elle ne veut pas quitter la cabine. La veille, elle a regardé jouer des enfants et depuis elle est malheureuse.

— Jean, je voulais vous remercier de m’avoir installé des étagères pour mes livres. Je suis toujours admirative des hommes qui savent tout faire.
Je regarde Maria sans indulgence et je baille. La vie nous pourrit lentement. Je l’imagine morte avec son corps en décomposition et un roman de Buzzati coincé entre ses mains jointes. J’essaye de laisser aller ma main le long du dos de Maria puis de caresser son derrière mais je me sens mal et je lui demande si je peux fumer.

Ornella est restée à bord. Je me dirige vers le « Grand Hôtel et des Palmes ». On me présente ma chambre. Je pense à Ornella en m’affaissant dans le lit tiède. Je me suis toujours proposé d’expliquer comment j’ai écrit certains de mes textes. Mon amour pour Ornella est de plus en plus grand. Je me suis étendu et j’ai fermé les yeux.