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Belvédère
Acrylique sur carton, 50 x 70 cm
Le premier matin de l’automne et l’odeur froide de la pluie.
Tu as tout quitté pour une destination mystérieuse. La petite gare située au pied d’un massif forestier est une réalité embarrassante et ton train a déjà disparu. Dans la montagne proche, il existe, en partie dissimulé par les feuilles mouillées qui jonchent le sol, un sentier secret qui est un dédale de crainte et d’hésitation. C’est un sentier presque défendu mais tu vas l’emprunter.
Tu es un être abîmé qui suit un chemin bordé d’arbres rongés par le temps et recouverts de mousses épaisses. Tout autour, la nature est riche d’immenses fougères aux feuilles splendides et bien développées sur lesquelles les gouttes de pluie s’écrasent lourdement. Ensuite le sentier se rétrécit, tu es comme pris en charge, tu te sens étrangement dominé et ton inquiétude ne peut se dissiper. Vu du belvédère qui domine toute la montagne, tu n’es qu’un point qui se déplace lentement, qui disparaît parfois et que l’on distingue à nouveau dans une brume de pluie. Tu es convoqué là-haut pour une autre réalité. Quel chemin harassant ! Il te semble que plus tu approches et moins tu arrives. Tu lèves ta main qui désigne le ciel et tu baves par petits coups. Ton corps est ployé et ton visage ruisselle mais l’explication de ta vie, c’est là-haut, ton espoir aussi. A présent, tu as les yeux éblouis puisque entre les cimes des arbres et au dessus de la montagne, tu aperçois enfin le belvédère, semblable à une grande tête d’homme couronnée et plongée dans un grand sommeil, entre le ciel et la terre. Puis la magnifique perspective t’échappe à nouveau et elle réapparait parfois en se mêlant au clair-obscur des arbres et des feuillages. Brusquement, mais c’est peut être un rêve, derrière des broussailles de ronces et dans une étendue d’ombre, tu surprends une petite bohémienne assise sur un tronc d’arbre mort. Elle est habillée de couleurs vives et sa chevelure noire pend sur ses épaules. La fillette tient un bâton qu’elle agite dans une flaque d’eau boueuse. Tu remarques ses jolis yeux et son visage est maquillé de tons sombres qui remontent jusqu’aux tempes. Tu aimerais lui parler mais tu ne sais pas communiquer. Son regard reste fixé sur toi. La beauté de la fillette t’a ébloui et pourtant tu te détournes et tu continues ton chemin. Pour elle aussi, la vie passera rapidement mais sait-elle déjà que nos vies sont fausses et douloureuses ? Il n’y a que des morsures partout où se parcourt l’existence. Ce monde est incompréhensible et pourtant nous devons l’aimer jusqu’à l’obscénité. Tu secoues la tête mais tu ne fais rien d’autre que ce que tu es contraint de faire. Tu souffres, l’air est glacé et le chemin devient plus escarpé. Tu es à la limite de l’épuisement mais tu te redresses. Il n’est guère possible que tu ne puisses poursuivre cet étrange rêve. Bien plus loin, curieuse image, un lustre de Venise est pendu à la branche d’un vieux chêne et répand une véritable lumière. Tu découvres ensuite qu’il n’y a plus un seul arbre. La forêt est perdue mais le sentier se prolonge. Il ne pleut plus. Même si le soleil perce parfois entre les déchirures des nuages, l’air qui pénètre ta poitrine épuisée semble encore plus froid. Tu regardes un vol agité d’oiseaux mais tu ne penses pas t’arrêter en chemin et tu continues ton voyage insensé. Tu as la sensation de survivre et de t’élever péniblement au dessus des ombres. Tu pleures d’épuisement mais te voilà enfin au pied du belvédère et le ciel se déploie vaste, lourd et sans mesure comme un décor inapprochable qui souffrirait de ne pas avoir été créé. Puis tu baisses le regard, il y a un autre homme qui regarde le ciel. Au bout d’un moment, il se retourne et s’approche de toi. Un chien l’accompagne. L’homme a des yeux sévères et une bouche agacée. Il déclare simplement :
— Depuis ce matin, l’accès au belvédère n’est plus possible, définitivement !
Tu répètes toi même toute la phrase d’une voix tremblante. Le chien n’a pas besoin d’avoir recours aux mots, il grogne. Tu recules en chancelant et ton visage prend une expression douloureuse. Ta vie a changée, elle est devenue oppressante comme une tombe. Tu es résigné et tu vas quitter ce vaste panorama. Dans la descente vers la vallée déjà obscure, la montagne se peint de couleurs différentes et l’approche du soir accentue les ombres et condamne le regard. Tu ressens le vide où l’on perd pied. Tu voulais fuir au bout du monde mais ton rêve s’est brisé. Au dessus, installé sur un promontoire de roches, un homme et son chien prennent du plaisir à te perdre de vue. Tu chemines par frissons. Tu as le sentiment d’avoir suivi un irrésistible appel et tu pourrais maintenant désirer la mort sans plus rien demander. Le lustre vénitien te sert de repère mais ses lumières s’éteignent l’une après l’autre. Ton âme désespérée te réduit aux gémissements et aux larmes. Tu cherches ton passage d’un pas maladroit et ta détresse est absolue. Tes yeux aveugles interrogent les crevasses et les précipices. Tu glisses sur le chemin rocailleux et tu entends rouler les pierres qui se détachent. Dans les ombres infernales, tu aperçois un rond de lumière, c’est une lanterne qu’une vieille femme tient à bout de bras. Elle a un sourire à peine perceptible, tu recules brutalement, tu reconnais ses yeux, son maquillage sombre, elle hoche la tête, se rapproche et se blottit contre toi, elle embrasse tes joues et ta bouche, tu serres les dents, sa langue lèche tes lèvres, tu sens sa salive aigre, tu vois ses rides, ses cheveux blancs, tu pousses un cri de terreur, tu la repousses et tu fuis, tu cours, tu cours jusqu’aux limites de l’épuisement, les branches griffent ton visage, il te semble entendre des aboiements de chien et tu descends de plus en plus vite vers la vallée de plus en plus noire…
Et puis, tu vas retrouver la petite gare perdue au pied des montagnes. Elle est abandonnée depuis longtemps. Une gare sans voyageur sous sa vieille toiture d’ardoises grises, une gare sans rien, sans horaire, sans train.