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L’aventurier des îles
Acrylique et pastel sur panneau de bois, 122 x 232 cm
Tu fermes les yeux et tu te perds au lointain dans les illusions des îles. Elles sont isolées ou parfois serrées l’une contre l’autre. Elles disparaissent doucement mais tu veux les découvrir avant que les vagues n’effacent tout.
Dans le ciel, les mouettes volaient dans tous les sens et leurs cris étranglés se faisaient entendre à l’infini. Je quittais le port au soleil couchant. Les chapeaux et les petits mouchoirs s’agitaient en signe d’adieu. J’étais heureux de m’éloigner de tous ces gens et de leur triste pays. Il était temps de s’en aller. Je partais à la découverte des beautés du monde. Je voulais l’extase des jouissances vives et la compagnie des belles indigènes aux seins nus et aux éternels sourires. Le gris du ciel peignait les murailles du port d’une grâce froide mais je gouvernais déjà droit sur l’océan. Je naviguais seul dans le sillage des poètes aux encres mortes. L’océan est un monde perdu où les hommes se noient grotesquement mais je me fichais de cette misère. Je cultivais l’élégance même si mon style était des plus simple. Le style marin est chic et intemporel. Je portais un pantalon de velours évasé et le fameux tricot aux rayures bleues indigo. Mon navire à l’ornementation recherchée était inspiré des gondoles vénitiennes. La proue et la poupe étaient très relevées et il était chargé de voiles blanches et roses. Il pouvait filer à grande vitesse mais il avançait à faible allure. Pendant des mois je n’ai pas croisé une seule terre. La chaleur devenait accablante et le vent soufflait trop peu. Les voiles s’affaissaient le long du mât et l’océan était aussi calme qu’un lac. Les jours passaient lourdement et le mercure se hissait chaque jour un peu plus haut dans son étroit tube de verre. La mer est une chaude passion. Puis le vent augmenta à peine et je cherchais à utiliser toutes mes voiles. Dans une solitude totale, je suivais sans comprendre le parcours déréglé des hommes et leurs aventures inutiles. Au déclin du jour alors que le soleil s’abîmait dans les flots, j’aperçu au loin une voilure qui semblait s’enflammer aux lueurs du crépuscule. Un navire se rapprochait et grandissait à chaque instant. Il portait un pavillon noir qui flottait agressivement à la pointe de son grand-mât. Le navire était maintenant si près et la situation n’avait rien de réjouissant. J’avais devant moi un navire commandé par un pirate célèbre qui terrifiait la haute mer. Après avoir jeté ses grappins sur mon embarcation, celle-ci fut rapidement envahie par une foule de brigands malpropres et armés de sabres et de pistolets. Ces démons crachés par l’enfer semblaient tellement enragés que je me rendais immédiatement sans combattre. Le chef des pirates se tenait devant moi. Il portait un cache-œil et se distinguait par un bel uniforme noir à aiguillettes dorées. Ses hommes avaient visité leur prise et semblaient déçus. Alors leur chef s’écria : « Dans ma vie j’ai volé, pillé et détruit mais dans ce bateau il y a que des fanfreluches… C’est un bateau de demoiselle ! » Je lui crachais au visage et je répliquais : « A vivre avec vos petits détrousseurs, je vous trouve également des airs bien féminins ! » Le forban s’essuya d’un revers de manche et s’adressa à son équipage : « Ficelons cet insolent au mât de son rafiot, qu’il crève de faim et de soif et tirons nous d’ici ! » Aussitôt les brigands m’entourèrent et je fus porté avec rudesse contre le mât puis munis de cordes, ils m’attachèrent solidement. Après avoir arraché les voiles, ils m’avaient ensuite abandonné dans l’embarcation en la laissant partir en dérive…
Il est des expériences qui ne peuvent faire appel aux puissances de l’esprit. Au bout de quelques jours, je n’étais plus qu’un morceau de chair brûlé de soleil et la chaleur devenait de plus en plus forte. Bien sûr, j’étais encore vivant et je riais mais c’était un rire de fou. Mes dents s’incrustaient dans ma langue desséchée et mon corps était percé de crampes et de douleurs terribles. Les cordes qui me liaient au mât déchiraient ma peau et face au soleil féroce, j’étais une image sublime de martyr. Dans ce monde qui ne m’avait offert que du plaisir, mon anéantissement était à l’œuvre. Je n’avais plus qu’à attendre la mort mais un matin alors que le soleil venait à peine d’apparaître, je sentis une épaisse coulure qui s’étalait au sommet de mon crâne. En hésitant un peu, cette matière humide et molle finit par se répandre sur toute la surface de mon front jusqu’à la racine du nez et après avoir recouvert mes yeux et mes joues, elle se stabilisa au niveau de mes lèvres. Avec ma langue, je réussissais à en prélever une partie que je fis glisser délicieusement dans ma gorge. J’étais sauvé ! Je ne pouvais plus mourir ! Des mouettes s’étaient installées sur la petite plateforme en saillie fixée autour de la pointe du mât et malgré quelques nausées incontrôlables, je pouvais me nourrir de leurs déjections. Dans cet écosystème délicat, je parvenais à subsister de cette manière mais sans ma langue rien n’aurait été possible. Pendant des semaines j’avais été attaché à ce mât. Les déjections des oiseaux s’étaient accumulées sur ma tête, mes épaules et au niveau du ficelage qui m’entourait étroitement et elles étaient rejointes par mes propres projections qui s’accumulaient à partir du sol. En séchant, il s’était créé une sorte de linceul solide et c’est seulement l’activité fébrile de ma langue qui avait permis de conserver un espace ouvert et maintenir ainsi l’alimentation…
C’était un murmure, un chant monotone et magnifique. C’était des voix féminines dans un endroit où les vagues semblent caresser la terre. Des femmes étaient regroupées sur le sable au bout d’un rivage sur une île qui n’existe peut-être plus. Elles baissèrent le ton puis elles se sont tues. Dans la beauté du soleil couchant un étrange spectacle s’offrait à leurs regards. Au fond de la petite baie très fermée, une embarcation était venue s’échouer. Au centre du bateau, adossé contre le mât, une sorte de sarcophage laissait apparaître dans sa partie haute, un petit bout de chair écarlate qui s’agitait dans tous les sens. Ce n’était pas une enveloppe vide et ce même soir les femmes réussissaient à m’extraire de cette carapace et à retirer les garrots de cordes qui me martyrisaient. Les matières desséchées avaient enserré mon corps comme un étau. J’étais sans voix, sans paroles et toute ma peau brûlait. Mon allure était épouvantable mais les femmes sont bienveillantes et elles étaient malheureuses de me voir paré de toutes ces inflammations et ces lésions abjectes. Alors commença ma toilette…
Elles vivaient dans un discret paradis, un petit bout de terre perdu dans les flots que seul le rêve peut créer. Je me sentais baigné d’air et je réapprenais le contact de ce qui divinement nous enveloppe. Les femmes me caressaient comme un enfant puis elles me touchaient du bout des lèvres. Elles ne se limitaient pas à mes joues ou à mon front et j’offrais ma bouche à leurs baisers. Elles étaient belles et robustes, descendantes d’esclaves qui avaient été abandonnés sur l’île mais ces souvenirs avaient été balayés par les vents. Leur gentillesse était émouvante et je sanglotais de bonheur dans leurs bras et leurs chevelures. Elles étaient nées dans un paysage lumineux où le végétal domine avec de très belles fleurs violettes. Sur cette terre irriguée de sources claires, les arbres assiégeaient le ciel et portaient des fruits toujours mûrs et abondants. Il y avait aussi des milliers de perroquets ainsi que des perruches. J’étais rétabli, j’ai fait quelques pas puis je me suis adossé contre la fine tige d’un palmier qui m’offrait son ombre. Ses grandes feuilles en éventail servaient de perchoir aux oiseaux et j’ai senti quelque chose de mou qui coulait sur mon visage admirable…