La Villa Rose.
Acrylique sur panneaux bois, 305 x 252 cm
Journal de voyage et d’aventures, choix de pages.
Un rêve étrange mais il s’agit bien d’une aventure personnelle et d’un voyage à la recherche des idées pures de l’esprit.
Vendredi 7 mai. Qu’est-ce-qui me rend donc si triste ? Par ma fenêtre je jette un regard douloureux à ce petit matin convalescent. Il y a cette sensation de la vie qui passe et qui s’efface. L’humanité est vraiment quelque chose de dégoûtant. Je garde toute la journée un sombre silence et des larmes coulent tout le long de mes joues.
Samedi 8 mai. Ce matin des oiseaux volent et chantent dans ma cour et les rêves de ma nuit ont été peuplés d’apparitions ravissantes. Je me sens animé de nouvelles forces et mon âme a cessé de souffrir. Ma propre nature a toujours été mon guide. Je m’habille en hâte et me décide à l’instant, il me faut retrouver la Villa Rose et son ciel sans nuages. Quatre ans s’étaient écoulés depuis la dernière fois.
Dimanche 9 mai. Je fais le choix de l’itinéraire pendant que Charles et Grégoire préparent le carrosse. Je décide de prendre le chemin le plus direct, celui qui traverse la Forêt Inhospitalière aux arbres noirs et pointus. Je ne crois pas mentir en disant que j’ai un certain pressentiment mais mes deux compagnons sont des hommes resplendissants de force et de beauté et la crainte des difficultés leur est totalement inconnue.
Lundi 10 mai. Nous partons, éclairés par les dernières pâleurs de la lune. Charles et Grégoire tirent le carrosse avec une grande élégance. Je suis confortablement installé à l’intérieur du véhicule et je lis quelques pages de poésie qui versent sur mon cœur une joie délicieuse. Nous traversons bien tranquillement une vaste plaine puis le soleil apparaît. Au bord du chemin, des coquelicots se sont rassemblés sous le règne du printemps. Une heureuse lumière coule sur mon front et j’offre à mon âme un vaste bonheur. Je ferme les yeux en souriant à l’indiscernable mais plus loin le paysage change et prend un caractère plus sauvage.
Mardi 11 mai. La Forêt Inhospitalière est ruisselante d’humidité et de brouillard. Nous avançons avec précaution sous de grands arbres noirs dont les cimes se rejoignent comme les piliers d’une nef de cathédrale. La Villa Rose est encore bien loin et j’ai déjà la pénible impression d’une irrémédiable perdition. J’ai mal à la gorge et l’obscurité est un suaire glacé qui lentement descend sur nous. Je fais signe à Charles d’allumer un flambeau.
Mercredi 12 mai. Nous avons passé la nuit à nous réconforter dans le froid pénétrant et maintenant nous pataugeons dans la boue. Parfois un pâle soleil luit et traverse les feuillages. Cette forêt est abandonnée des hommes et je regrette de m’être lancé dans cette équipée hasardeuse et mal préparée. Je prends conscience des risques que je fais courir à mes compagnons dans cet environnement hostile mais ceux-ci décident de ne pas renoncer à poursuivre la route. Charles et Grégoire pensent qu’il est nécessaire de me reposer. Ils m’installent confortablement dans le carrosse et me débarrassent de mes souliers pleins de ce bourbier gluant. Après m’être repommadé un peu, je ferme les yeux et un sommeil profond m’arrache à mes peurs et à mes larmes.
Jeudi 13 mai. J’ai tremblé toute la nuit. Je n’avais emporté qu’une chemise de nuit très légère et un grand vent noir avait enveloppé le carrosse d’un froid insupportable.
Vendredi 14 mai. La Forêt Inhospitalière semble presque dépeuplée. On ne voit ici que d’impressionnants oiseaux funèbres perchés sur des branches. Ils sont comme des potences dans une sorte de crépuscule misérable. La biodiversité animale n’est tout de même pas exempte de surprises. Nous rencontrons aujourd’hui une horreur à trois pattes, un animal bizarre au corps cartilagineux avec un visage recouvert de mucus et prolongé par un mufle de truie. La bête détalle à notre approche avec une drôle de course dans le feuillage. Elle pousse des cris désespérés puis elle se fond dans l’horreur immense de la nuit.
Samedi 15 mai. Une angoisse terrible broie mon cœur. Ce voyage est une désintégration lente, une expérience accablante et je me sens comme un déchet. Mes deux compagnons semblent à bout de force et ils s’épuisent rapidement. Mon Dieu, délivrez-nous de cette cage !
Dimanche 16 mai. J’entends Charles hurler. Une grosse épine a blessé profondément son pied nu. Grégoire avec des efforts délicats réussi à retirer la pointe qui était restée dans sa chair mais Charles ne peut plus marcher et c’est fâcheux parce que cette situation va nécessiter l’alitement de notre compagnon tout le reste de la journée.
Lundi 17 mai. Je voulais vivre une existence poétique et bien, je suis servi ! Il fait encore nuit, nous venons à peine de nous remettre en route et cette journée prend tout de suite une tendance obscène. Une femme sauvage apparaît en rugissant comme une bête féroce. C’est un monstre incroyable qui avance en secouant une crécelle en bois de fabrication artisanale. Elle a des yeux de folle et elle agite sa tête dans tous les sens. Quelle rencontre affreuse ! Sa peau est une carapace fumante hérissée de longs poils blancs. J’ai très peur et je suis horrifié de voir cette créature répugnante se frotter de façon hystérique en ahanant. Comment cette forestière a pu tomber si misérablement dans l’inconduite ? Il s’agit sans doute d’une ancienne hippie encore portée de façon maladive au plaisir. Cette attitude me répugne mais voilà qu’elle me regarde avec une admiration gourmande puis elle me rejoint rapidement comme un orage violent. Grégoire hurle et me prévient qu’il s’agit d’une adoratrice du sexe mais il est trop tard, elle se jette sur moi et elle enveloppe tout mon corps. J’essaie de la repousser en lui donnant des coups de talons mais la vilaine veut m’arracher son plaisir dans une pathétique et ultime convulsion narcissique. Je jouis en elle de façon ignoble sans pouvoir lutter puis je m’évanouis un instant. Le jour misérable apparaît enfin, blanchâtre et dégoûtant.
Mardi 18 mai. J’ai honte de ce qui s’est passé la veille et mes larmes coulent sans cesse. Mes compagnons ne parlent plus et ils sont épuisés. Il faut séparer la femme de l’artiste et de son œuvre. L’homme devient pitoyable lorsqu’il se trouve engagé dans les voies infectes des déshonorants défauts de convenance. Nous devions sacrifier le témoin de cette horrible journée qui avait basculé dans l’expression corporelle et l’obscène. La mort de la femme sauvage avait été provoquée par les coups reçus à la tête et portés par Charles et Grégoire. Ils avaient caché la malheureuse sous des branches et des feuilles en espérant la décomposition rapide du corps puisqu’il sera rejoint par les insectes et les mouches. Je lève les yeux au ciel. Il est noir et rempli d’une tristesse absurde. Dans un ciel aussi obscur aucun signe ne suggère l’existence d’un autre monde. La vie est une immense duperie. Je baisse la tête et il me semble que je pleure mon propre sang. Antonin Artaud avait compris « l’insidieuse malice que le mal met à nous empêcher d’aimer en rejetant nos pensées passionnelles vers le gouffre de la sexualité ».
Mercredi 19 mai. Il y a eu une grosse tempête et nous ne retrouvons plus notre chemin. Charles et Grégoire me dispensent des paroles consolatrices. Je les embrasse avec beaucoup de tendresse et je caresse les joues de mes bienveillants compagnons.
Samedi 22 mai. Nous sommes totalement perdus dans cette forêt mais Charles et Grégoire font comme s’ils ne l’eussent point remarqué et ils gardent le silence. Nous sommes partis sans plan de voyage et ce projet fou n’avait aucun sens. Dans ma détresse depuis tout à l’heure, je sens mon âme gémir comme un grand arbre tout poignardé de givre.
Dimanche 23 mai. Un autre malheur est arrivé puisque nous sommes venus à bout de nos réserves de nourriture et je m’abandonne sans réserve à mes larmes.
Mardi 25 mai. Mon esprit est hanté de pensées accablantes mais je ne puis même plus sangloter tellement je me sens faible. Mes deux compagnons si sincèrement dévoués me donneraient la vie de leurs vies. Avec leurs dernières forces, ils tirent le carrosse noyé dans un gouffre d’ombre mais ils n’auront bientôt même plus la force d’exister.
Vendredi 28 mai. Une faim bestiale ronge cruellement l’intérieur de nos corps et nous ne cherchons même plus à nous réconforter. Il ne nous reste que peu d’instants à vivre.
Samedi 29 mai. Nous mourrons de faim. La flamme de l’espérance s’est éteinte. À présent, je me fiche de tout. Charles et Grégoire se sont éloignés du carrosse. J’ai cherché à comprendre le monde mais tant d’horreurs ont totalement réduit le caractère volontaire de mon esprit qui consent aujourd’hui à renoncer aux efforts du vivant à demeurer vivant. Maintenant je m’efforce de prier et je vais mourir doucement…Mais…J’entends un rire joyeux ! Voilà Grégoire les mains chargées de saucisses. Je lève les yeux vers le ciel en pleurant de joie. Toute cette nourriture va m’épargner la peine que j’avais de mourir. Avec une adoration presque enfantine, j’embrasse mon brave Grégoire tout en me remplissant la bouche de cette charcuterie providentielle. Grégoire me regarde gravement. Il me rappelle que nous étions tellement égarés et il m’apprend que nous étions revenus sur nos pas sans même nous en rendre compte. Mes compagnons avaient retrouvé la bête à trois pattes et au mufle de truie. Ils l’ont fait déguerpir. Elle s’empiffrait, la tête plongée dans la carcasse de la vieille hippie. Il ne restait que la viande du nez de la malheureuse avec un peu de cervelle. La bête n’avait pas touché aux doigts de pieds que j’étais en train de mastiquer. Il est difficile de se repaître du corps de ses semblables mais la faim est un phénomène irrépressible qui n’obéit pas à des principes culinaires ou des manières de table.
Dimanche 30 mai. Le matin cireux luit sur les vitres du carrosse. Je souffre d’indignes oppressions de mes intestins et de coliques terribles. Je sais maintenant que j’ai bien du mal à digérer mes semblables. Nous avançons en dérive sur un chemin absurde et je redoute que la Villa Rose ne soit devenue qu’un lamentable mystère.
Mardi 1er juin. Des racines énormes nous empêchent de continuer. Je descends calmement du carrosse, plein de tristesse mais sans amertume. Charles ne va pas bien. Sa blessure au pied, enveloppée d’un linge, semble s’être infectée. Nous voilà à nouveau affamés mais je crains que mon ventre ne puisse plus rien tolérer. Grégoire mâchonne une petite motte de terre. Nous reculons le carrosse et nous repartons en arrière mais je voudrais bien que tout cela finisse.
Jeudi 3 juin. Il pleut sans cesse et nous sommes saisi d’une immense faiblesse. Le vent rugit lugubrement autour de nous. Soudain, dans des profondeurs d’ombres et entre des arbres ruisselants de pluie, j’aperçois une haute silhouette de cavalier qui se rapproche et je vois une belle tête d’homme qui appartient bien aux vivants. Ma joie se change en ravissement, c’est un militaire aux reins cambrés et plein de séduction. Il est beau et vigoureux, une sorte de héros qui crée aussitôt une sorte d’envoûtement. Sa voix charmante et douce nous plaît. Il se rend compte du vide de nos ventres et nous apprend que les écorces des arbres sont comestibles et délicieuses à consommer. Il nous propose aussi de nous accompagner jusqu’à la Villa Rose qui est toute proche. Nous étions sortis de la vie et voilà un homme qui nous prend la main dans un pays de miracles. Cette fois-ci, je pleure à mon aise et de bonheur. Le rideau noir du ciel se déchire et le soleil apparaît enfin.
Vendredi 4 juin. La villa reçoit les ombres projetées des grands arbres et elle est bâtie au fond d’une clairière délicieuse. Le soleil décline peu à peu et le soir n’est pas loin. Il y a une odeur merveilleuse de bonne terre et de roses immortelles. Les hommes empruntent des chemins divers mais le bonheur est dans l’attente et le désir. Voici mon royaume rose et je salue et remercie mes compagnons et notre cavalier. Je dois me rappeler de ces hommes et j’annonce que je ferai un grand tableau de cette aventure puis j’exige un silence absolu et me dirige vers la porte de la villa. Aucune hésitation ne trouble ma démarche. Je suis plein d’une grande force chaleureuse qui jamais ne cessera de l’être et mes joues sont mouillées de larmes de joie. Je sors une grosse clé de ma manche et je l’introduis dans la serrure. Je sais que la Villa Rose n’est qu’une façade, un décor secret derrière lequel jaillissent des paysages imaginaires et des corps d’un rose pâle qui font l’unité du sujet.