Gloria
Acrylique sur panneau bois, 244 x 122 cm
Dans ma région, des vallées étroites pleines de mystère pénètrent profondément le massif des forêts. Tout au bout de l’une d’elles, il y avait en bord de rivière, une bâtisse qui était un point de départ pour sillonner la montagne à la découverte des châteaux ou des cascades. Vous rentriez le soir avec prudence retrouver le même endroit pour passer la nuit. C’était un ancien atelier de tissage et de filature en pierre de grès couvert d’ardoise qui avait été laissé à l’abandon puis aménagé pour accueillir les randonneurs. Il y avait eu ensuite de profonds changements dans un style qui annonçait un goût hétéroclite avec l’installation d’une enseigne lumineuse bordée d’un néon rose pour signaler l’établissement. Des fûts de colonnes doriques avaient été adossées sur l’ancienne façade et pour renforcer le prestige de l’affaire, des cariatides de filles nues en résine accueillaient les nouveaux visiteurs sous une marquise en fer forgé.
C’est dans cet endroit inattendu que j’ai revu Sylvain. On se connaissait depuis longtemps et on avait fait des petits boulots ensemble. Rappelez-vous, j’avais dessiné son portrait avec son regard vague et triste. Il était le seul employé de l’établissement. La patronne et l’amante de Sylvain, c’était Pauline. Elle était beaucoup plus âgée que lui. Ses mouvements étaient saccadés comme les aiguilles des vieilles horloges et elle régnait sur sa clientèle avec une sorte d’autorité grivoise. J’avais aussi fait son portrait. Elle persévérait dans l’envie de séduire et elle avait décidé de poser, les deux seins sortis du décolleté de sa robe noire à franges. Une vie d’excès l’avait fanée mais elle avait conservé une jolie poitrine qu’elle exhibait sans arrêt.
Les clients de l’établissement venaient en couple en fin de semaine. C’était un carnaval de rencontres avec des belles sorcières aux jupes relevées et des dompteurs de fleurs rampantes. Les autres jours, c’était des habitués et des solitaires. Ils patientaient sur les tabourets capitonnés du bar en rêvant de corps lisses et d’organes offerts dans des nuits sans âme. Parfois devant une haie d’hommes, une fille retirait ses chaussures, déboutonnait sa robe et dansait nue avant d’être serrée et caressée par des mains sauvages. Il n’y avait pas de princes à cheval. Les corps des filles étaient des vides à remplir et la pensée était de braver les codes de la morale jusqu’à l’indignité. Je ne participais pas aux soirées. J’étais venu pour travailler. Pauline avait décidé de faire une extension du bar et c’est pour cela que Sylvain m’avait appelé. Ils souhaitaient utiliser une autre partie du bâtiment. Je devais recouvrir le sol d’une chappe de béton et enduire les murs de chaux. Une fois blanchie, je devais peindre sur toute la surface murale une fresque avec des grands nus de femme dans un style baroque.
Je m’étais accommodé de ma nouvelle existence. J’étais un artiste-maçon au cœur pur mais nous devenons parfois différents de ce que nous sommes. Je logeais à l’extérieur du bâtiment dans une cabane de jardin recouverte de lierre et adossée à un sapin centenaire tout desséché. J’avais aménagé un espace de couchage entre des vieux outils et des caisses en bois remplies de ferraille. Un samedi soir d’été alors que la vallée était encore chaude de soleil, quelques véhicules stationnaient déjà devant l’établissement de Pauline. Devant ma cabane, je fumais des cigarettes sur un tronc de bois qui m’était devenu familier. Avec ma lanterne, je pensais retrouver mon lit fripé et poursuivre le récit des aventures d’un marin anglais, Charles Marlow, dans un roman que j’avais emporté lorsqu’une voiture rouge roulant à vive allure dans l’allée qui bordait l’établissement, s’en alla heurter un poteau fiché dans le sol à l’entrée de l’aire de stationnement. Le conducteur, un homme vêtu d’un costume sombre était sorti lourdement de la voiture et j’entrepris de l’aider à remettre en place le pare-chocs qui s’était détaché. La passagère était restée à l’intérieur et à travers la vitre j’apercevais le beau visage de la fille et la petite grimace d’impatience qui déformait sa bouche recouverte d’un rouge à lèvres épais. Un peu après, l’homme en costume ouvrit la portière et l’invita à sortir du véhicule. La beauté était devant moi, souveraine et glorieuse et elle s’appelait Gloria. Elle avait vingt trois ans au plus et c’était un chef-d’œuvre de la nature et une curiosité. Elle portait une robe de cuir souple tellement moulante qu’elle semblait être revenue à la pureté animale. Gloria avait une telle puissance sensuelle qu’elle ne pouvait inspirer qu’un désir aussi violent qu’un coup de cravache. J’étais recouvert de frissons. En plus, cette œuvre de chair possédait cette séduction infinie des êtres meurtris : elle était amputée des deux bras. J’étais bouleversé mais Sylvain avait ouvert la porte de l’établissement en leur faisant signe d’entrer. A l’intérieur, je distinguais des silhouettes. Je vis disparaître l’homme en costume suivi de Gloria qui faisait rouler joliment ses belles fesses rebondies et un air de jazz s’envola dans la nuit verte et dorée des forêts.
J’avais retrouvé mon lit défait et ma lanterne mais je ne voulais pas faire évanouir l’image de Gloria. Je balançais contre les planches de la cabane le roman que j’avais commencé à lire. Je me fichais des aventures de Charles Marlow (le marin anglais) et sa descente aux enfers dans les profondeurs de l’Afrique noire sur son petit rafiot cabossé. Je me sentais si nu dans ma solitude. J’imaginai Gloria sourire à tous ces hommes, à toutes ces épaves. Sa robe était sans doute relevée, elle offrait à leurs yeux brillants ses fesses aussi rondes et douces que les joues des anges qui soufflent les nuages et elles les offrait à leur grossièreté. Rien ne la défendait.
Des heures s’étaient écoulées et j’étais toujours étendu. Je me sentais brisé et mordu jusqu’au sang et dans la morsure se déversait ma vie. Je recitais les vers d’Abraham de Vermeil, un poète baroque trop méconnu : « J’aime et je hais, je conforte et je nuis, je vis et meurs, j’espère et désespère…» Et je fis un effort désespéré pour me lever. Dehors l’aube allait naître doucement avec sa lente conversion vers la lumière mais la lune reposait encore dans son encorbellement de sapins. La voiture rouge avait disparu. Je repris le poème à son début : « Je chante et je pleure, et je veux faire et défaire, j’ose et je crains, et je fuis et je suis, j’heurte et je cède, et j’ombrage et je luis, j’arrête et je cours, je suis…» Plus loin dans l’ombre, j’aperçus une lumière, comme une ampoule nue entre les corps sombres de deux hommes. Je m’approchais et je reconnus Gloria posée dans l’herbe et qui écartait bien crûment les cuisses. Elle était restée longtemps cramponnée à eux et elle semblait en proie à un désir énorme. Tous les trois formaient un être effrayant et prenaient un plaisir pervers dans cette ambiance brutale. Les yeux de Gloria brillaient. Les deux hommes s’étaient reculés et il la fixèrent du regard pendant un moment puis ils se sont assis dans l’herbe en s’appuyant l’un sur l’autre. Gloria s’était levée d’un bond, magnifiquement mutilée, pâle et nue. Ses cheveux étaient dénoués et trempés. Elle tenait la tête bien droite et elle haletait. Elle me regarda fixement et murmura d’une voix rauque : « Il faut que l’orgie continue ! »
J’avais aimé promener l’extrémité de mes doigts sur ce corps si étrange. Un peu plus tard, je l’embrassais dans une sombre rage et puis nous nous sommes rejoints comme deux rivières. Nos corps s’étendaient sur la terre et sous les dernières étoiles. Nous étions venus au monde dans ce monde éperdument désespéré.
On s’était réveillé dans l’après-midi. Le bleu du ciel était intense, il raclait les planches de la cabane et nous submergea de sa lumière crue par une fente profonde. La tendresse de Gloria avait été des plus surprenante. Elle m’avait couvert de baisers et un moment, dans un mouvement indiscernable, j’avais cru qu’elle avait mis ma main dans la sienne. Jamais une femme ne me parue comme elle, dans sa plasticité amputée, aussi sensuelle. Mes caresses et mes baisers avaient longuement séjournés sur les parties blessées de son corps. J’aimais la contempler nue et elle m’encourageais en ouvrant les jambes, elle qui jamais ne pouvait rien cacher avec des mains, ni palper son désir. Je ne savais pas si ce qui m’arrivait était vrai. J’étais épris, c’était la chose la plus naturelle et j’ai fini par la vénérer. Je me demandais si la passion pouvait avoir une fin mais Gloria était celle qu’attendent les loups parce que son bonheur n’était pas de se limiter à un seul individu. Elle gardait son penchant excessif pour l’obscénité et la luxure. Tous les soirs elle cherchait le plaisir dans le sexe le plus sombre. Gloria avait enchanté tellement d’hommes ,elle les aimait pervers et brutaux mais c’est elle qui ordonnait le monstrueux spectacle, elle voulait qu’ils lui obéissent et qu’ils jouissent, elle les voulait dans sa bouche épuisée et Gloria dévêtue ne pouvait se frapper qu’en hurlant dans ce monde égaré.
Un jour Gloria m’avait offert une photographie qui avait été faite lorsqu’elle était enfant. C’était avant son accident et elle portait un bouquet de fleurs. Elle voulait redevenir une petite fille et elle m’avait prévenu qu’elle ne voulait pas « devenir laide comme une vieille chenille.»
De Gloria et de son corps nu et blessé, je pouvais créer mille images aux touches tourbillonnantes dans la lumière crue de l’été avec nos courses dans les herbes des prairies pentues et étroites qui bordaient la rivière et dans laquelle nous glissions comme dans le sens d’une purification. Je pouvais peindre tous ces jours comptés et ces nuits où elle devenait peu à peu une figure féminine affamée dans l’attente de l’apparition nocturne des hommes avec son sourire suspendu prêt à s’effacer, comme le sourire de la serveuse dans le dernier chef-d’œuvre d’Edouard Manet, à l’heure de l’attente de la clientèle. La clientèle de Gloria c’était des hommes aux traits grossiers et laids et ils étaient les seuls hommes à sa convenance. Mes désirs de peinture étaient sortis du cadre comme les rêves noués aux cauchemars parce que je ne voulais pas peindre l’amour fou, la violence du sexe et la mort.
Elle avait sans doute frotté des allumettes avec ses pieds et avec ses dents. Elle avait aussi renversé un bidon d’essence et le feu avait pris. Elle hurlait. Je n’ai pas cherché à sauver Gloria. A travers mes larmes je voyais une fumée noire aussitôt rabattue et puis le feu qui soulevait la charpente de la cabane. Dans la flamme rouge qui montait je croyais reconnaître les hanches de Gloria et le reste de son corps qui s’agitait avec fureur et qui s’élevait comme un monstre vorace à la recherche de nourriture. La flamme avait fendu le ciel, elle s’était recourbée au sommet pour attraper le vieux sapin planté contre la cabane, elle l’avait dégusté branche par branche en grillant les aiguilles qui crépitaient et puis le sapin s’était redressé d’un coup pour s’abattre dans une explosion d’étincelles. Le soir, une petite pluie pleine de rage avait éteint les dernières braises.
La fin de l’histoire est poignante n’est-ce-pas ? Je ne vais pas m’attarder et quitter ce bar délicieusement climatisé. Dehors la nuit est encore chaude et je suis sans doute le dernier client. Je vais régler la note. J’espère ne pas vous avoir gêné avec cet effrayant récit. Pardonnez-moi. Je n’avais pas réussi à risquer ma vie et les verres et les bouteilles renvoient le reflet de soi. Il y a la vie et il y avait Gloria. Savez -vous, je n’ai qu’un recours, me rappeler les moments immenses de plaisir et de joie ou de déchirure et d’avilissement les plus sauvages et les plus ensorcelés que nous avons passés ensemble. Bonne nuit, la nuit est terriblement chaude mais il est trop tard maintenant.