Un amour romantique

 

 

Un amour romantique

Acrylique sur panneau bois, 244 x 122 cm

La pensée est impensable lorsqu’elle se charge des souvenirs les plus cruels de l’existence et puisqu’il est impossible d’oublier, je cherche encore les raisons de croire à un possible salut dans le bleu des soirs d’été et le vert sombre des forêts.

Voici l’histoire d’un amour malheureux, une histoire allemande.

A Eva

Là-bas, dans les jardins de l’abbaye de Neuburg où naquit l’amour tragique de la belle Günderode pour l’affreux Creuzer, je rencontrais Eva et ce fût la plus bouleversante émotion de ma vie. Souveraine et nacrée, cette fille étrange était une exquise évocation polaire et j’allais vers elle comme un misérable écuyer pataugeant dans la boue. Pourtant ce fût- elle, avec sa bouche grave et rouge, qui m’adressa la parole en premier. Je craignais de ne pas la revoir mais elle vînt un peu plus tard à notre rendez-vous dans un café d’Heidelberg au coin d’une rue de la vieille ville et elle me présenta son compagnon… un accordéon ! Eva était musicienne et nous avons passé l’après-midi au café à rire et à chanter sous des plateaux d’argent accrochés aux murs. C’était son regard qui était étrange. Lorsqu’elle était petite fille, Eva avait été victime d’un accident mais on le devinait à peine en regardant son visage. Plus tard, c’est elle aussi qui me proposa de l’accompagner respirer l’air pur des grandes montagnes tout au sud de l’Allemagne, dans la belle forêt bavaroise. Eva m’expliquait qu’elle était comme son accordéon, elle avait besoin de beaucoup d’air pour fonctionner. J’étais dans son rayon de lumière et mon bonheur était profond, c’était comme si Eva m’avait offert le monde et je pensais que la saison des amours allait commencer. Le lendemain, au rythme des gares, notre train filait sous un soleil glorieux. Le bonheur c’est toujours le début de tout et Eva assise en face de moi avec sa culotte de cuir et ses tresses de jeune fille avait la profondeur des rêves les plus délicieux.

Après une journée de voyage notre histoire bavaroise allait commencer au bord d’un lac. Nous avons choisi  un décor ciré et parfait dans un chalet avec une petite chambre très boisée dont le lit avec sa parure à damiers rouge et blanc occupait tout l’espace. Notre balcon était suspendu au-dessus du lac que dominait une montagne solide comme un guerrier et celle-ci portait contre son flanc une demeure envoûtante d’où s’échappait encore le souffle d’un roi exalté. Eva était blanche et impérieusement belle, toujours plus belle avec sa chair noyée dans sa blancheur et il y avait aussi la hauteur de son regard qui semblait ému par l’ampleur de ma passion. Ce soir là, nous nous endormîmes rapidement en nous donnant la main pendant qu’autour de nous vibrait la nuit des forêts et des racines. Je fis un rêve avec un grand oiseau blanc qui dérivait dans la pureté du ciel, tant cette nuit me plaisait. Nous avons attendu l’aube comme une allégresse et nous avons pris sans effort des chemins escarpés sous les grands sapins en respirant dans les passages et dans les recoins ombragés ou éblouissants, le parfum de l’immense forêt. Puis tendrement dans un massif dentelé de fougères, Eva comme une étincelle de lumière, renvoya toutes les ombres et se mit à chanter en s’accompagnant de l’accordéon. Plus bas, le lac prisonnier muet des montagnes, profond et secret, renvoyait à la beauté du jour son écho silencieux. Eva était une âme enflammée, elle aimait les cris d’amour et de mort des poètes et nous mêlions nos voix à leurs révoltes et leurs passions. A travers le destin perdu de ses poètes les plus aimés, nous chantions dans une étrange communion leurs douleurs et leurs grâces.

“Verflossen ist das Gold der Tage

Il s’est enfui l’or de nos jours

Des Abends braun und blaue Farben :

Enfuis les bruns et les bleus du soir :

Des Hirten sanfte Flöten starben

Les douces flûtes du berger se sont éteintes

Des Abends blau und braune Farben

Enfuis les bruns et les bleus du soir

Verflossen ist das Gold der Tage.

Il s’est enfui l’or de nos jours.”

Trakl et aucun des poètes que nous chantions n’avaient survécu aux jours de leur ciel noir mais Novalis est mort avec le sourire parce qu’il allait retrouver Sophie, l’amour de sa vie et dans la mort, l’amour est le plus doux : “un secret de mystères très doux.” C’est merveilleux d’aimer, n’est–ce pas et puisse l’amour ne jamais cesser.

Il faisait une chaleur lourde qui écrasait la forêt. Avec ses mains fines Eva détacha son accordéon et le fit glisser à côté d’elle, puis les yeux clos, sans hâte, se débarrassa de ses vêtements. Je frémissais du plus profond désir. Dans la brûlure de l’été, Eva était une chair de cire blanche vertigineuse de nudité étendue sur les mousses et les écorces. Il y avait eu tous les chemins obscurs de ma vie et puis ma rencontre avec cette fille si belle et si nue. Eva se retourna en riant et se redressa, les branches des sapins diffusaient des paillettes de lumière et d’or qui se dispersaient sur ses fesses rondes, puis elle se mit à courir et je la poursuivais comme une flèche amoureuse. La chaleur devenait suffocante, on percevait au loin des nuages lourds gravement rassemblés et je perdis Eva de vue. Je l’avais cherchée en suivant un chemin d’aiguilles rousses avant d’arriver sur un plateau surmonté par des dents de granite. Une angoisse me prenait parce que tout un ciel sombre comme un immense océan s’avançait hargneusement et allait envelopper la montagne et puis, il m’avait semblé entendre un sanglot. J’avais contourné les blocs de roches et à travers un enchevêtrement de branches je reconnus le corps nu et blanc d’Eva. Je n’oublierai jamais l’image tragique de ma bien-aimée, Eva les mains pleines d’un sang lourd était allongée contre un grand cerf qui agonisait avec la mâchoire et un œil éclaté. Je sentais l’odeur chaude de l’animal qui avait échappé à une battue dans la vaste forêt et s’était réfugié pour mourir à l’abri de la muraille rocheuse. Il gémissait la joue contre le sol et Eva en pleurs tentait par de douces caresses d’apaiser les tourments de son agonie et partageait les battements de son cœur. Elle voulait un miracle, elle voulait que le cerf retrouve sa belle tête fière et qu’il retrouve aussi avec de grandes ailes blanches, les hauts pâturages d’une montagne protectrice mais elle s’était enfuie la lumière de nos jours et au dessus de nos vies minuscules, le ciel se chargea de noir comme un voile gigantesque qui s’abaissait lourdement sur nous. Un vent sauvage tordait les arbres en leur donnant d’hallucinantes chevelures puis la pluie nous cogna comme une brute. Je suppliai Eva d’abandonner l’animal et le tonnerre éclata faisant trembler la montagne. Eva ruisselait de pluie et de sang, accrochée en une seule âme au corps qui mourrait avec de longs râles. Férocement la foudre frappa comme une géante lubrique la terre et le ciel en éclatant les arbres dans un spasme d’amour cruel et entre les blocs de granite incrédules de lumière roulait un immense crachat liquide qui repartait à travers les étages de l’enfer puis le noir de la nuit retomba comme une paupière qu’on referme. J’avais crié si fort et j’empoignais Eva vide de toute consistance puis plus haut à la hauteur de la muraille de roches, nous nous tournâmes une dernière fois vers le grand cerf qui dans un brame désespéré avait réussi à redresser sa tête mais la foudre frappa à nouveau et atteignit ses ramures comme un grand arbre en feu.

Notre bonheur avait basculé dans ce drame et il ne restait plus que la viscosité de notre attachement qui mourait avec lenteur et depuis que nous avions regagné le chalet une pluie grise ne cessait de tomber comme un rideau bruissant de tristesse. Eva semblait vêtue d’une cuirasse d’indifférence et elle me reprochait ma passivité et même notre fuite sous l’orage. La belle Günderode disait qu’il ne fallait pas faire partie de ceux qui meurent misérablement et Eva me parlait fiévreusement d’une mort souhaitée avec le grand cerf pour déserter une réalité qu’elle n’aimait plus. Elle n’avait plus d’autre sourire que le sourire d’une absente au bord d’un abîme et elle me demanda de la quitter. Il avait encore plu toute la nuit et pendant qu’elle dormait, je partis avant que naisse l’aube en emportant un vêtement d’Eva. Le lac était sombre et des petites vaguelettes noires mordaient sa surface. L’orage avait tout dévasté et les chemins étaient défoncés par des blocs de pierre chargés de boue et par les arbres arrachés de la montagne. La vie était laide sur les chemins qui m’éloignaient et je pleurais. Hans Castorp dans la Montagne magique embrassait passionnément la radiographie des poumons tuberculeux de sa bien-aimée et moi qui avait volé un vêtement d’Eva, je couvrais de baisers le souvenir de tissu de cette fille romanesque et désespérée.

Plus tard, en tournoyant comme dans une valse triste, Eva s’était enfoncée avec son accordéon dans les profondeurs froides du lac et ainsi le paysage devenait l’unique préoccupation du tableau.